
À chaque jour suffit sa page
de Karin Huet
LES GRANDES VAGUES
Un 1er Mai, revient de Norvège
exprès pour peindre les pommiers en fleurs.
Elle habite dans un verger.
Quand le vent souffle
les grandes toiles fasseyent.
_
Il y a un an qu’ils sont partis
vivre en Haute Provence.
Un matin, Yves regarde par la fenêtre :
“À cette heure-ci, sur le port de Dieppe,
la brume se lève dans la lumière…”
Ils chargent toutes leurs affaires
dans la 203,
retournent en Normandie.
_
À la naissance du premier fils,
elle arrête la peinture à l’huile.
Les tubes de couleur et la térébenthine
(même coupée d’essence de lavande),
c’est pas idéal comme tétine.
Et puis le rythme n’est plus le même.
Peut plus se planter toute une journée
avec sa toile dans le verger.
Elle dessine la première vague.
_
Ça la gêne
de travailler entre des murs.
Elle voudrait tremper dans le bruit
des galets roulés.
Sentir l’odeur crayeuse de la mer.
_
Il y a de cela vingt ans
pendant qu’elle esquisse les vagues
sur les plages de Dieppe et de Varengeville,
son fils indigne ne marche pas encore.
Il lui jette des cailloux.
_
La peau bleue de la mer
la bouleverse.
Pourtant elle hésite toujours
avant de plonger.
Elle n’aime pas se mouiller les cheveux.
_
Elle s’en va en Bretagne
à la poursuite des vagues.
Par queue de dépression,
arrive au Gouffre… Dame !
C’est là qu’elles sont !
Elle se cherche une maison.
_
LES PETITES VAGUES
À plume très-fine, elle transcrit
la voie du vent sur l’eau.
Elle copie le manuscrit
de l’Océan Vivant
et l’enlumine
avec du blanc.
Ugo (six ans) donne son avis :
“C’est les gribouillis de la mer que tu fais.”
_
Elle se demande si un jour
elle parviendra à capturer Moby Dick,
cet instant précis où la vague,
en un éclat de blancheur phénoménale…
_
Attendre dans le chahut liquide
guetter
attendre, à cent pour cent présent,
guetter
celle qui aura la force et la lumière
celle qu’en une fraction de seconde
on choisit de dessiner
et qui vous porte
mais seulement parce qu’on s’est imprégné
de toutes les autres avant.
_
Voilà qui retrace
la collaboration
des hauts-fonds
avecques le noroît.
_
LES JARDINS MARINS et LES ÎLES ROUGES
Sur la plage
on trouve du bois flotté
qu’on monte en barrettes
pour s’attacher les cheveux.
Sur la grève les flaques
ouvrent des fenêtres.
_
Aux jardins marins
les plantes poussent d’elles-mêmes.
La mousse d’Irlande
rouge aux reflets gorge de pigeon
on la fait sécher au soleil
puis on la met à bouillir
avec du lait pour faire du flan.
_
Ce qu’elle consomme
comme coques
quand elle dessine
pendant la marée !
_
En dessinant au pastel gras
on patouille une matière.
On la griffe, on l’amoncelle
couche après couche,
on l’écrase. Le pastel
fait partie du doigt.
_
Aux Îles d’Er, elle adore tompiller :
barrer la passe avec un filet,
à l’autre bout taper sur l’eau
avec un aviron pour effrayer le poisson.
Elle remonte la cale de Pors-Hir
en mini-robe rouge,
un gros bar dans chaque poing.
_
C’est l’hiver, les fougères sont rouges.
Elle rejoint à pied sec
les îlots de Pellinec.
Étant près d’accoucher, rêve
d’y être bloquée par la marée.
Le fils naît sur la terre ferme.
La mère amène son petit
du côté de Pellinec
où les fougères sont toujours rouges.
Elle le pose dans la cabane à Yvon.
Et c’est toujours l’hiver.
Elle allume un feu devant
et s’en va dessiner.
_
CARNETS
L’accordéon-goémon
Elle part à la descendante
sur les bancs de sable
et dessine sur des bandes de papier
tout le goémon qui passe
dans les chenaux.
Elle porte le sac à dos
et Nils qui dort, accroché
dans un foulard sur son ventre.
En Bretagne-nord
(marée de vive-eau),
la mer descend
à l’heure de la sieste.
_
Des hauts de grèves
elle rapporte du goémon sec,
de gros paquets de varech
qu’elle entrepose dans une caisse.
Plus tard, elle écrit avec
(des paquets noirs, des paquets plus déliés),
une espèce de texte.
_
À Paris, à l’Atelier Clouet,
puis aux Beaux-Arts de Bourges,
les profs pensaient :
“une brute de dessin”.
Aux Beaux-Arts de Bourges
on disserte plus qu’on ne dessine ;
au bout d’un an, elle les a quittés.
_
- Égypte et Inde
Les premiers carnets,
ceux d’Egypte et d’Inde,
elle les fabrique elle-même
parce que le papier lui plaît.
_
Dans les villages nubiens
elle dessine les rues de sable.
Des femmes lui apportent du thé
et, un jour, des nouilles sucrées.
_
Au monastère du Mont Sinaï
un Bédouin boîteux
parlant anglais, arabe et grec
l’amène sur les sentiers
taillés dans la roche par un ermite.
Peu importe où ils conduisent.
_
Un vieil homme marque et décore son chameau
en lui tondant un beau motif sur le poil des cuisses.
Les deux heures que dure l’affaire
l’homme et l’animal écoutent avec un grand plaisir
“Au clair de la lune” et “Frère Jacques”
entonnés par un gamin de trois ans venu de Pors-Hir
heureux comme un pape sur la bosse du chameau.
_
- Hollande et Norvège
Dès lors qu’elle fait sa vie
à bord d’un coquillier à voiles,
s’imposent les carnets.
Ces tableaux-là ne prennent pas
trop de place dans la cale.
Ni le sac-atelier.
_
Elle cueille la lumière et les formes
elle piège les formes et la lumière
et plus que ça.
Elle chasse-cueille de par le monde
c’est tactile
ça respire
ça nourrit.
Ça vit, son œuvre !
_
Si elle note parfois
le nom d’un lieu en bas d’un dessin
c’est moins pour s’en souvenir
(de toute manière elle s’en souvient)
que parce qu’elle aime à le relire
pour sa sonorité.
_
- Irlande et Écosse
Ils en ont couru
des lieues et des heures
à travers la lande
elle et les enfants
pour aller toucher
le ventre d’un nuage
ou le pied des arcs-en-ciel !
_
Elle porte sa cape de pluie.
Dès qu’arrive un grain
elle planque dessous le gamin
et puis le carnet et les mains
pour continuer à dessiner.
Elle regarde sa feuille
dans la lumière bleue du k-way
et quand elle jette un œil
par l’ouverture de la capuche
surgit la complémentaire.
Les éléphants sont roses pour de vrai.
Les éléphants… manière de parler.
Les petits tas de tourbe.
_
Sous les pas le sol résonne.
Sûrement des nains habitent là.
Il règne une odeur de noix de coco.
Ils doivent préparer des crêpes
au coco, dans leurs terriers.
_
Puisqu’elle dessine
en marchant,
elle dessine souvent
la route.
_
P’tit Nils ne sait pas encore écrire.
Alors c’est elle qui s’y colle.
Elle note sous sa dictée
ses impressions de voyage
sur son premier carnet de bord
entre les chalutiers qu’il a dessinés
aux crayons de couleur,
les touffes de laine de mouton scotchées
et les échantillons de tweed.
Lorsqu’il commence le deuxième carnet
c’est lui qui écrit
tout ce qu’ils ont fait dans la journée.
Voilà l’école.
Une école qui durera des années,
des années de grèves,
des années de chemins,
des années de mer.
_
Elle dessinait des oursins
quand elle a rencontré Hazel.
Elle dessinait des oursins (Hazel).
C’est comme ça qu’elle l’a connue
(Marion)(ou bien : Hazel).
C’est ainsi qu’elles se sont connues.
_
- Mexique
Chaque page pourrait être
la dernière
qu’elle fait.
Elle le sait.
D’où l’intensité.
_
C’est une ville minière
en partie fantôme
-des mines d’argent désaffectées.
Le seul accès est un tunnel
de trois kilomètres.
Les chevaux renâclent
puis s’y lancent au galop.
_
Non, elle ne fume pas.
N’a jamais fumé.
Souventes fois dans la journée,
sort de sa poche le carnet
format paquet de clopes.
Y croque un truc en quatre lignes
avec le crayon-gomme.
_
Elle a compris,
à force de s’efforcer
avec les yeux avec les doigts,
que le ciel de midi
au Mexique
que le ciel bleu incandescent
est rouge foncé.
Mais pas violet-noir
tout de même.
Lorsqu’elle l’a fait en violet-noir
c’était raté.
_
- Bretagne
Selon toi, demande le fils,
combien de milliers
de kilomètres tu as fait
avec ton crayon sur le papier,
depuis que tu dessines ?
_
Elle n’aime pas qu’on la regarde dessiner
et lui demandez pas de crobarder
pour vos beaux yeux sur votre livre d’or.
Mais elle vous donnera les clés
de toutes les feuilles sauvages
et bonnes à manger,
obione, betterave, salicorne,
criste marine et chou marin.
Et plus jamais vous n’aurez faim.
—
Ses enfants
chérubins dans les nuages
de ses paysages
anges bouffareou
au sein de ses pages.
_
Contenu du sac-atelier :
– une boîte de pastels à l’huile
(ancienne boîte à forets,
léguée par Dom)
maintenue fermée par de la chambre à air
(récupérée sur un parc à huîtres).
– une boîte pour les chutes de pastels
(ancienne boîte à vers de pêche)
– une trousse incluant
des crayons
une gomme-crayon (issue de chez Eason’s, à Gallway)
un flacon d’encre de Chine (venant de la rue Monsieur-le-Prince)
des plumes
un chiffon pour les plumes
(les doigts, on les essuie mieux sur un caillou rugueux)
une pince à linge (pour les jours de vent, nombreux)
– une petite bouteille d’eau de mer
– un petit carnet (venu du Népal via un magasin au métro Gambetta)
– deux carnets (envoyés d’Edimbourg par Hazel)
un pour les dessins noir et blanc (ou “carnet d’hiver”)
un pour la couleur (dès qu’il commence à faire beau)
_
Je voudrais bien, moi,
chaque jour
la regarder dans les pages !
Eux qui vivent à son côté
ne le font pas.
Et ça lui est égal.
_
Elle a ramené d’Irlande
ce harenguier écossais
qui n’était autre qu’un lougre.
Ils l’ont hissé sur le quai
et ils sont là tous les deux
elle avec cet homme
beau comme un cheval
dans le Zoulou semi-désossé
et leurs sourires au milieu
des taches de cambouis et de coaltar.
_
Le carnet est un tout.
Il se remplit le temps d’une lune.
C’est comme un grand dessin
dont chaque page est une touche.
Il est bon de s’y tenir.
_
- Pays-Bas
Ce qui est formidable avec les carnets,
c’est que, bien fermés, bien serrés,
ils tiennent tous dans une caissette à poissons.
Toute la vie dans une caissette à poissons !
Èvidemment, ce n’est pas une caissette
qu’on abandonnerait n’importe où.
_
Au volant du camion-cabane
du coin de l’œil elle lorgne le rétro.
Stop ! Elle descend.
En dix minutes, tandis que les enfants attendent,
elle pose sur la page le paysage rétrovisé
qui l’a happée.
Les enfants s’impatientent.
Quand elle retravaillera le dessin
elle ne se noiera pas dans les détails.
_
À la voile
on arrive
aux escales
au rythme
des éléments.
Oui, au rythme
du temps
qu’il fait.
On repart
on navigue
on n’est jamais
quelque part…
C’est parfait !
_
- Galice et Açores
En partant se balader
elle laisse traîner sur la table à cartes
ses dessins des champs de lave
de Lanzarote.
À son retour elle en voit deux nouveaux.
L’ un : blanc, avec fort peu de noir.
L’autre : noir, avec à peine de blanc.
Tiens, se dit-elle, quand est-ce
que j’ai fait ces dessins?
Mais les œuvres sont légendées.
Elle reconnait l’écriture de ses lascars.
Nils est l’auteur de “Vague aux Canaries”,
Antonin de “Champ de lave aux Canaries”.
_
Aux Açores
c’est tout vert.
Sauf les haies –
d’hortensias bleu clair-
et les vaches au milieu
comme des nains de jardin.
On aimerait bien
rester dans ce décor
et, qui sait,
y passer l’hiver.
_
Ce qui lui plaît, avec les personnages,
c’est commencer
par une main gigantesque
ou un pied
et arriver à plier tout le reste
pour qu’il rentre dans la page.
_
En bateau.
Les enfants sont dedans, à l’abri.
Et l’homme aussi ; ça… ça la scie !
Parce que c’est dehors que c’est beau.
Donc elle tient souvent la barre.
Et la lâche de temps en temps
pour croquer le paysage qui défile
ou donner à manger aux poissons.
_
Voir les saisons passer au même endroit ?
Ce n’est pas si important.
On peut attraper la profondeur d’un endroit
où l’on passe comme l’éclair.
—
- Corse
En Balagne, dans ce village
d’où on ne voit pas la mer,
elle apprend la recette
de l’omelette au bruccio.
Mais aussitôt qu’il fait tempête
elle descend sur la plage,
comme à Dieppe, tracer le vent
qui fouette les flots.
_
Toussaint le berger
vient quand elle dessine
(cette fois-là : les signes de la vigne).
Il reste accroupi, discret, à son côté.
Ne demande pas à regarder.
Quand elle a fini, elle lui montre.
– Vous ne dessinez pas les montagnes, derrière ?
Alors elle fait un nouveau dessin,
avec les montagnes, derrière.
_
Dès le mois de février
sourdent du paysage
-en sus des images-
les nourritures sauvages :
poireaux, asperges, épinards,
trèfle oxalis et mouron blanc.
Soupes et salades
-ô Byzance ! ô Cocagne !-
en plus des images.
_
À hisser des voiles
elle s’est déchiré le ventre.
Un jour peut être
elle le fera réparer
et reprendra la mer
pour aller embouquer
le Passage du Nord-Ouest.
_
Il a poussé sur une pente
et le tronc s’est déchiré.
La partie en surplomb
s’est enroulée sur elle-même
telle une vague.
Là-dessous, une cathédrale,
une forêt de colonnes.
Sur la moitié restée dressée :
une sorte de balcon-giron
où on s’asseoit avec Hanna
pour raconter des histoires.
Dans la déchirure, au milieu,
on dirait de la tripe
ou de la lave, pétrifiées.
Et puis il donne des olives en quantité :
on devrait en tirer
au moins trente litres d’huile !
_
Sans doute qu’il y a tout ça
dans ses pages sans personnages :
le fils qui vole en planche sur les vagues,
la petite qui dort dans le sable,
le froid aux doigts qu’on refourre vite dans ses poches,
les œufs de l’oursin sur la langue,
le vent qui secoue les cheveux,
le bois trouvé pour le feu
ou pour le tailler avec l’Opinel
et sculpter une cuillère…
Même sans personnage.
Présences.
—
Au téléphone
elle parle de la neige
autour du village
ou bien elle dit :
– Tu entends? C’est la grêle
sur le pare-brise !
Et on sent bien qu’elle vibre.
_
- Carnets de pluie
En Irlande en Galice
elle dessine la pluie
ça ne l’ennuie pas
loin de là
_
Avant de vivre en bateau
elle dessinait le vol des mouches.
Elle repérait un insecte et,
sans regarder le papier
où s’étalait un ciel pâteux
(œil-main armée de quelque stylet,
telle un baromètre enregistreur),
griffait le vol, avec ses saccades.
Avisait derechef une autre mouche
et l’inscrivait, dans le même ciel…
_
De l’encre de Chine
de l’eau de mer
et la vraie pluie
qui vient donner un coup de main
de temps en temps.
_
_
– Marion, pourquoi tu n’écris pas
autour de tes dessins?
– Quand je dessine
je dessine,
quand j’écris une lettre
j’écris une lettre
et quand je pétris le pain
je pétris le pain.
