À chaque jour suffit sa page

de Marie Dubreuil

 

 

Ses dessins sont esquisses lancées en carnets comme de frêles esquifs. Et fragiles avec ça ! Une feuille de soie entre chaque page.

Les carnets de la glaneuse sont nombreux, souvent petits, plus aptes au voyage. Pour les voir il faut être son amie, sinon, tintin.

La dame ne veut pas reproduire grand format. Comment se faire voir quand même ?

Effeuiller les carnets c’eût été comme écailler le poisson vif argent, arracher les ailes du bel oiseau, lui enlever son élan. Les croquis doivent être vus tels que dans leur écrin d’origine. C’est la première lecture la bonne.

Bien sûr l’ancêtre, Léonard de Vinci, on lui a numérisé les carnets. Pour cela il faut avoir atteint l’âge de la sagesse et avoir un peu de poil au menton. Ça viendra ! En attendant…

L’idée a germé de mettre les précieux carnets sous vitrine et d’en tourner chaque jour une page. Ceux qui veulent tout voir doivent passer chaque jour… Une galerie d’un nouveau genre. On pourrait s’y arrêter en allant faire ses commissions, y discuter ou boire un coup. « Carpe Diem », mettons à profit le jour présent.

Pitance, peinture et marmaille elle passe tout dans le chas d’aiguille de l’urgence, apanage des filles souvent.

Pas de dimanche aux semaines.

Pas de personnages dans les dessins « haïku ».

De note, peu ou pas. Un carnet, un voyage. Un carnet, une époque.

Marion dessine comme elle marche par tous les temps, par les grèves et par les champs, l’âme marine et vagabonde.

Elle glane.

La nature l’a dotée de solides pieds pour arpenter l’univers qu’elle plie et replie inlassablement dans sa besace. Tels les voyageurs de l’exode qui n’emportent que l’essentiel vers la terre promise, une note de musique, une couleur.

Le ciel peut tomber en morceaux elle dessine la pluie.

Il fait froid à pierre fendre ? Une chaufferette, glissée dans la ceinture qui lui tient les reins, irradie le chaud jusqu’au bout de ses doigts. C’est mieux pour tenir la craie.

Toujours un enfant « remora » sur le flan elle cueille les fruits de la grève, ou des champs.

Elle recueille dans ses pages les vives couleurs des algues du fond des mares, adossée au rocher à l’abri du vent.

L’enfant petit, balancé au rythme de la marche dort enfoui dans l’étoffe enroulée à la taille et nouée à l’épaule de sa mère. Elle pêche à pied par vive eau, l’enfant est posé au creux d’un rocher. L’ami Marc fouille sauvage : « tu verras on aura de quoi grailler ce soir » et de revenir avec le flot les paniers pleins d’étrilles, de bigorneaux et quelques ormeaux. Pas le temps d’attendre. On s’offre un repas de première communion à l’heure du goûter.

L’enfant grandi a intérêt à se tenir quand Marion dessine le varech sinon pan sur le bec !

Pas de tour d’ivoire ni d’atelier tourmenté. Un camion mi-roulant mi-maison lui sert d’abri et la mène de crique en croque.

L’artiste nomade est souvent en proie aux soucis domestiques.

Alors au menu ce soir, choux de mer ! Tête des enfants !

Demain quiche aux épinards marins ! Les enfants ne bronchent plus.

Ils savent qu’au dessert ils auront droit à la confiture d’oranges amères (ici j’aurais bien dit « de ronces » mais je ne sais pas si ça existe et si tu en as déjà fait et puis c’est peut-être exagéré hein Nils ?) confectionnée avec le petit goémon remonté des passes, étalé à même le sol, rincé à l’eau de pluie puis séché.

Parfois un bateau la porte mais la mer n’est pas toujours des plus clémentes et il a fallu souvent essuyer des tempêtes.

Zylberman l’amazone mène des guerres incessantes à la recherche d’un doux zéphyr qui tournerait les pages de ses carnets. Ce n’est pas la mer à boire !

Baudelaire l’a rencontrée à Malabar, région littorale de l’Inde occidentale.

À une Malabaraise

Ta tâche est… …Dès que le matin fait chanter les platanes,

D’acheter au bazar ananas et bananes.

Tout le jour, où tu veux, tu mènes tes pieds nus

Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus

Et quand descend le soir au manteau écarlate

Tu poses doucement ton corps sur une natte

Où tes rêves flottants sont pleins de colibris

….

Pourquoi, l’heureuse enfant, veux-tu voir notre France,

Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance

Et, confiant ta vie aux bras forts des marins,

Faire de grands adieux à tes chers tamarins ?

….

Alors elle prit sa pèlerine.

Le plein de carburant chemin faisant, un fameux mélange deux temps : calames pour le noir de l’encre, craies grasses pour la couleur.

« La mer, la vaste mer console nos labeurs » dans ses carnets de Bretagne

Après les vagues de Normandie, route ouest pour les minuscules bigorneaux jaunes du Trégor.

Plus à l’ouest encore, Le Porzay, capitale Plomodiern, déroule pour elle ses champs ocres et verts au-dessus des falaises à pic sur la baie de Ste Anne La Palud avec, virgule, un petit groupe de vaches en bas à droite, du nanan pour la palette de Marion. Petite soeur de Nicolas, pas son frère, l’autre, de Staël.

Plus loin encore, dans ses carnets du Mexique, les ciels sont rouges ou étoilés, les terres arides et les chemins bordés de cactus comme des bougies.

Ses enfants taquins aiment à dire que si parfois ses mers sont rouges c’est à cause des requins, elle que la vue du sang fait défaillir ! Le seul instant où l’oeil vacille. Son talon d’Achille.

Bazaine, lui, dit que le rouge est la couleur du lointain, celle des ciels : citant Julien Gracq « La Pointe de Penmarc’h (où Bazaine vécut) ce n’est que du ciel, du vent, de la mer et rien d’autre, c’est la province de l’âme. »

Marion connaît dans cette fin de terre de toutes petites chapelles qui abritent dans leur enclos des mater dolorosa de granit.

(Memento : C’est dans cette province là que l’âme du compère Jean-Pierre Abraham y élit son dernier exil, l’été dernier.)

Dans la gibecière de Marion les champs de l’Irlande sont roses.

De la Galice, en plissant les yeux, elle aperçoit déjà les Açores et le bleu des hortensias d’Horta.

L’Égypte « son moyen-âge », dit-elle, pensez, janvier 1988 !

Et la Corse une pause rousse pas toujours de tout repos car les sédentaires même îliens n’aiment guère les nomades. (bon là y vont pas aimer les corses)

Elle passe. Le monde est son atelier, elle marche dans ses dessins.

Présente au monde, jamais oisive. Arraisonnée elle s’asseoit enfin et tout en parlant elle fabrique de minuscules oiseaux de papier argent irisé, les colibris de ses errances.

Depuis longtemps déjà (combien je ne sais ?) elle presse la mine pour lui faire rendre pétales d’iris, tronc d’arbres noueux, écheveaux et pelotes.

Puis mine de rien, le crayon est glissé dans sa lourde chevelure brune.

 

 

Marie-Sygne DUBREUIL  Pors Hir, juin 2004